Ci-aprés, un compte rendu d'une brulante actualité puisqu'il concerne le livre de Roland Colin sur la période Mamadou Dia / Senghor. Ce texte inaugural vous est proposé par le Docteur Sylvie Kandé - écrivaine et enseignante / State University of New York-Old Westbury
Des poètes de la Harlem Renaissance, Aimé Césaire disait qu’ils faisaient partie de ses bagages personnels. Ainsi l’ouvrage de Roland Colin, intitulé Sénégal, notre pirogue, fera-t-il partie des bagages personnels de tous ceux qui s’intéressent à l’histoire contemporaine du Sénégal, au panafricanisme et aux études postcoloniales.
L’essai couvre une période allant grosso modo des élections législatives de 1951 – qui opposèrent Lamine Guèye, représentant des “originaires” des Quatre Communes affilié à la SFIO, à Léopold Sédar Senghor, fondateur du Bloc Démocratique Sénégalais, un parti bien implanté en milieu rural -- jusqu’à l’année décisive où ce dernier se démet de ses fonctions présidentielles en faveur d’Abdou Diouf. L’axe d’analyse choisi pour ces trois décennies est la relation complexe et fluctuante qui à l’origine unit deux partisans du socialisme africain, Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et Mamadou Dia (1910-2009), mais peu à peu les entraîne vers une crise fratricide (décembre 1962) dont les retombées grèveront l’avenir de leur jeune nation. Bien que l’auteur fasse la part belle aux personnalités, aspirations et parcours respectifs de ces deux “hommes d’exception” (p. 360), il s’attache avant tout à montrer qu’ils représentent deux modèles antithétiques de gouvernance et de développement post-coloniaux, comme l’indique le titre du chapitre 10: “La République de Senghor et l’Internationale de Dia, démocratie représentative et démocratie participative.” En effet, suggère-t-il, tandis que Senghor tentait d’appliquer sa théorie de la Civilisation de l’Universel, en particulier dans ses rapports politiques avec la France, comptant sur des réformes au niveau des appareils centraux et de l’éducation pour résoudre le malaise paysan, réhabiliter le travail manuel et relancer le développement, Dia s’inscrivait dans une dynamique autogestionnaire qui exigeait que les projets de développement émanent des communautés de base et servent leurs interêts en priorité, en dépit des pressions coloniales résiduelles ainsi que des impératifs posés par les autorités traditionnelles et religieuses.
Sénégal, notre pirogue vient s’ajouter à une série de textes qui témoignent d’un intérêt croissant depuis les années 1990 pour celui qui fut président du Conseil des Ministres de 1960 à 1962 et pour son projet économico-politique, le “diaisme”. Il faut cependant admettre que, malgré la parution de Regards sur le Diaisme: Actes du Pré-symposium sur l’oeuvre du Président Mamadou Dia (Dakar: SCI-Tecnoedit, 1996), des mémoires de Mamadou Dia lui-même, intitulés Afrique, le prix de la liberté (Paris: L’Harmattan, 2002), et de l’essai d’Adama Baytir Diop, Le Sénégal à l’heure de l’indépendance. Le projet de Mamadou Dia - 1957-1962 (Paris: L’Harmattan, 2007), l’importance de Dia pour l’histoire nationale, régionale et continentale reste largement méconnue. Roland Colin, quant à lui, nous donne à voir une figure majeure (et francophone) du panafricanisme qui, tout en gardant ses distances tant avec Sekou Touré qu’avec Kwamé Nkrumah, a oeuvré à la mise en place de la Fédération du Mali, lutté contre la balkanisation de l’Afrique et créé, au terme d’une détention de douze ans (1962-1974) une “Internationale africaine des Forces pour le Développement à partir des Communautés de base” avec la participation, notamment, de Cheikh Hamidou Kane, de Joseph Ki-Zerbo et de Roland Colin lui-même. Sans surprise, c’est donc Elikia M’bokolo qui préface Sénégal, notre pirogue, soulignant la richesse de son contenu documentaire et la vivacité de son style, ainsi que l’actualité du concept diaiste d’ “Afrique des Communautés”.
Sénégal, notre pirogue est un livre hybride à bien des égards. Il s’agit d’abord d’un témoignage qui réussit, tout en étant méticuleusement documenté, à assumer sa propre subjectivité. Tissage de matériaux composites, qui incluent notes de voyage, lettres, documents officiels (confidentiels ou non), vignettes, entretiens et iconographie, le texte vient remplir le vide historiographique signalé par Elizabeth Fink dans sa thèse intitulée “The Radical Road not Taken: Mamadou Dia, Léopold Sédar Senghor, and the Constitutional Crisis of December 1962” (Columbia U., 2007). Du coup d’état de 1962 imputé à Dia, elle écrit en effet: “Pratiquement aucun chercheur ne fournit de détails sur ce qui s’est réellement passé.” (p. 7) En outre, Colin réfléchit à maintes reprises sur les paradoxes de sa condition d’observateur et de participant sur la scène politique sénégalaise: administrateur colonial qui appelle de ses voeux l’indépendance, Français dans un Sénégal qui construit son indépendance, chef de cabinet du gouverneur Colombani, puis de celui de Dia dont manifestement, il partage la vision, il aura aussi su garder pour Senghor, son ancient professeur à l’Ecole Nationale de la France d’Outre-mer, poète et politicien admiré, une amitié respectueuse. Il résulte de ces tensions un récit passionnant et limpide qui “tente de comprendre à hauteur d’histoire” (p. 360) les acteurs d’une crise qui est en elle-même une métaphore de la compétition entre les multiples options de développement possibles pour l’Afrique post-coloniale (p. 55) et en explique certains des échecs. A sa lecture, on songe que si le développement est, pour citer Gilbert Rist, une “croyance occidentale”, il pourrait aussi se faire, grâce à des gens de talent et d’intégrité tels que Dia, savoir africain.
On appréciera encore le fait que l’auteur ne verse pas dans la rationalisation à tous crins d’un conflit à forte teneur émotionnelle entre deux puissantes personnalités, préférant “prendre acte du mystère irréductible qui préserve les profondeurs de l’identité de chacun des humains.” (p. 360) C’est en retournant à Césaire qu’on le comprend pleinement. Dans “L’Ami fondamental”, un documentaire réalisé en 2006 par Euzhan Palcy, Denise Wiltord confie que la légendaire amitié entre son frère et Senghor ne fut ébranlée qu’une seule fois, à savoir lorsque Senghor apprit que Césaire était signataire d’une pétition pour la libération de Mamadou Dia…(1)
(1) Diallo, T. “Quand l’affaire Mamadou Dia faillit brouiller les deux complices” Le Quotidien Sud, 14 juillet 2008)
0 Commentaires
Participer à la Discussion